Longtemps, je me suis baladé dans les ruelles tortueuses qui longent ma résidence. La quiétude nocturne était le meilleur moment pour se retrouver, seul dans la nuée. On soupèse chaque enjambée et on se dit que c’est peut-être la dernière d’une série avant un moment de fossilisation sociale prochaine. J’allonge la foulée. Je provoque un souffle, un besoin de ressentir la réaction d’un corps engourdi, un corps qui oublie peu à peu sa matérialité. On se sent nébuleux dans la nuée. Les pavés mal scellés du trottoir branlent sous une foulée ferme qui hésite encore si le nord ou le sud seront plus porteurs d’espoir. Le sud, en longeant la résidence! Au croisement de cette rose des bitumes, le fourmillement des échoppes paraît intact pour qui débarquerait avec ses trop grandes étoiles dans les yeux ; cette naïveté éteinte par l’expérience et non par la désillusion : « Xi’an, je t’ai connue et te connais toujours. Je te reconnaitrai entre mille croisements! »
Les pas glissent sur la devanture huileuse d’un boucher qui dispose ses quartiers sur des palettes de cartons. Les saucisses sont suspendues sur des cintres roses, la lumière n’est qu’une simple ampoule blanche de chaux, fils dénudés et balancée par la nuée. Je progresse incertain de ma direction mais ferme dans le pas. Un vendeur de grainettes et autres grignoteries me fait de l’œil. Un sac en plastique dans une main, une louche grand format dans l’autre : la pêche aux amandes, aux noix en tout genre peut commencer. « Ou vais-je aller ensuite si ce sont les derniers instants ? »
Les réverbères jaunissent le macadam de leur hauteur mais les ombres indomptables sont légions et il faut les suivre pour connaitre le cœur de la ville. Ces fameux bidonvilles interstitiels des communautés d’habitations où se concentrent des bouquets de tours de plus de trente étages. Il est là, le cœur poisseux du réel, de la modernisation imparfaite. Celle qui claquemure le contaminé, enferme le soupçonné, détruit le méfiant. Les sinuosités urbaines sont la respiration de ce qui ne s’observe plus pour les inaccoutumés ; l’invisible se devine par les senteurs, les fumets du présent. L’œil n’est pas sûr mais de nuit, seuls l’ouïe et l’odorat guident. On s’aventure le nez en avant et la démarche plus tâtonnante car tout devient flasque soudainement ; la semelle couine parfois, crisse souvent, gémit tout le temps. Il faudra y revenir en journée, histoire de confirmer un fantasme aveugle d’une lune trop pâle.
Dernier tournant et c’est l’avenue principale de l’abondante célébration. J’y gis au 39 ; mais pas avant de passer des commerces spécialisés dans la vente de produits pour le commerce : caisses enregistreuses, présentoirs, rideaux de fer, code QR… Le spectacle est décidément plus tolérable tout rideau baissé. Le vrombissement est incessant mais l’oreille absolue citadine informe d’une ralentissement dans le flot de cette cacophonie en pavés majeur. La nuée inonde de son imperception physique, une barbe à papa maléfique, un ectoplasme se mure et se déploie à chaque craquement urbain. J’avance dans la lumière qui n’est que le reflet d’un soleil mort, éparpillé par une brume de Styx. Les hôtels sont d’un calme dérangeant ou bien mobilisés pour les prochaines quarantaines, nouveau sas de bienvenu dans le réel épidémique. Le souffle se raccourcit enfin car il me tarde de rentrer les mains pleines de noisettes. Me voilà dans le rôle d’un écureuil dont le printemps aurait claqué sa porte au museau, rappelant sa sœur hivernale pour un nouveau tour d’hibernation. J’ai beau aimer les noisettes, ce nouveau tour d’endormissement s’avère décidément plus pénible tant le printemps se veut moqueur. Certains diraient que le printemps a le caprice romantique. Pourtant, les magnolias roses et blancs attestent de sa présence criante. Alors, pourquoi devrais-je dormir encore une fois ?